Favoriser
l'émergence de pratiques transnationales
Une tension inhérente aux processus transnationaux
Du point de vue des autorités administratives
Comme nous l'avons déjà largement développé dans le domaine "contrôler surveiller", les systèmes administratifs compétents sur le champ des conditions de travail et d'emploi, de la protection sociale ou sur le plan fiscal, de même que la répartition des rôles entre l'Etat et les partenaires sociaux, sont très différents d'un pays à l'autre.
Ces systèmes nationaux ont leur propre cohérence lorsqu'il s'agit d'agir sur les situations " internes " mais sont bousculés par le développement des prestations de services transnationales.
Les champs de compétence des systèmes d'inspections du travail, les organisations mises en place pour échanger des informations avec les autres pays, leurs modalités de collaborations internes avec les autres administrations, les pratiques de contrôle, les cadres et outils juridiques, les stratégies d'action varient d'un Etat membre à l'autre et l'une des clés des coopérations administratives transnationales se situe dans l'articulation entre ces systèmes hétérogènes.
Du point de vue des partenaires sociaux
S'agissant des partenaires sociaux, dans les secteurs de la construction et de l'agriculture, les dynamiques de coordination transnationales potentielles sont également très différentes d'un secteur à l'autre.
Si l'investissement des Fédérations Européennes sectorielles et des organisations européennes interprofessionnelles monte en puissance de manière significative sur le sujet, leur capacité à coordonner des groupes cibles nationaux repose cependant sur la manière dont les partenaires sociaux s'emparent de ces problématiques dans les entreprises et sur les territoires.
Or, le potentiel d'investissement des partenaires sociaux nationaux est très variable d'un pays à l'autre. Il dépend de toute une série de facteurs, notamment ceux liés à l'impact du phénomène du détachement sur la situation économique nationale, sur les enjeux de concurrence pour les entreprises ou des statuts collectifs des salariés.
Dans le secteur de la construction, il existe dans plusieurs pays, des pratiques anciennes, structurées au niveau national sur les opérations de détachement, le plus souvent repérables, limitées dans le temps et dans l'espace.
La problématique de l'intervention des entreprises étrangères est donc investie depuis plusieurs années par les organisations professionnelles et les organisations syndicales.
Dans le secteur de l'agriculture, selon les activités concernées, les situations sont difficiles à caractériser par les acteurs.
Entre les opérations de cueillettes, l'élevage, la transformation (filière viande, filière bois) et les travaux en forêt…, les problématiques sont extrêmement différentes suivant les territoires.
Travaux forestiers France
La mobilité des travailleurs, de part et d'autre des frontières, prend des formes variées (migration, travail saisonnier, prestations de service), les problèmes sur lesquels les organisations nationales se mobilisent, les cadres de leurs actions, leurs axes de travail sont différents. Il est par conséquent d'autant plus difficile de trouver des cohérences, des logiques d'action coordonnées entre les organisations professionnelles ou syndicales des différents Etats membres.
Enfin, tout comme les autorités publiques, les partenaires sociaux se heurtent à la difficulté d'articuler ou de coordonner des systèmes d'acteurs très différents :
"Dans chaque secteur, les partenaires sociaux sectoriels européens représentent des organisations affiliées nationales opérant dans des pays différents, parlant des langues différentes, exposées à des réalités socioéconomiques différentes et ayant des objectifs, des types de structures et des rôles différents dans leurs systèmes nationaux de relations industrielles."
(
Dynamique du dialogue social sectoriel européen EUROFOUND mars 2009 - Note de synthèse)
Toute la dynamique du projet a donc été traversée par une tension qui est source de difficultés (mais aussi d'opportunités) pour les participants :
Comment dégager des marges de manœuvre, trouver des manières d'agir efficaces et coordonnées de part et d'autres des frontières, sur ces situations par nature transnationales, alors que les relations sociales, les stratégies d'action, les organisations ou administrations se sont construites au niveau national, au fil du temps, en fonction de l'histoire économique et sociale de chaque Etat membre.
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Repérer, analyser, capitaliser les pratiques transnationales émergentes
L'objectif du projet n'était pas de conduire une étude exhaustive des pratiques transnationales sur le détachement des travailleurs. Une opération de détachement des travailleurs, c'est à minima un pays d'où proviennent les travailleurs et un pays qui les accueille, et souvent plusieurs Etats membres sont concernés. Une des hypothèse de départ de notre démarche a donc été que, pour être efficace sur ces situations transnationales, les acteurs concernés sont dans l'obligation de changer de cadre de référence pour agir, en recherchant des synergies de part et d'autre des frontières.
Changer de cadre de référence implique d'inventer de nouvelles manières de faire, de développer de nouvelles compétences et le pari de ce projet a été que cette créativité était déjà à l'œuvre.
La particularité du processus est que ces savoir-faire en devenir se construisent pas à pas, "en faisant", en expérimentant, dans une démarche "essais- erreurs".
C'est pourquoi, nous avons tout au long de cette année 2013 tenté d'aborder au plus près comment les autorités publiques et les partenaires sociaux développaient des réponses aux problèmes auxquels ils étaient confrontés.
Plusieurs registres d'action ont ainsi été repérés :
Tout d'abord, les coopérations administratives se déploient dans un cadre juridique supra national :
Au niveau européen, l'article 4 de la Directive 96/71 a créé un cadre juridique fondateur dont la portée est directement opérationnelle, en imposant des obligations aux Etats membres en matière de coopérations administratives transnationales (
Directive 96/71/CE).
Le 21 mars 2012, la Commission européenne a adopté une proposition de Directive d'exécution de la Directive de 96 (
la proposition de Directive d'exécution) qui prévoit des mesures d'accompagnement afin de développer, faciliter, soutenir, promouvoir et améliorer la coopération administrative, au-delà des résultats déjà obtenus.
Un outil transnational a été mis en place : l'application pilote IMI (
annual report 2010) qui permet d'identifier la bonne administration partenaire d'un autre Etat membre et de communiquer avec elle sur des questions normées relatives aux situations de détachement rencontrées par les administrations requérantes.
Les "fiches actions" du domaine "contrôler surveiller" rendent compte de la manière dont les différentes autorités publiques impliquées dans le projet se sont emparées de ce cadre et des éléments d'analyse permettant d'éclairer l'évolution de ces "agir transnationaux" spécifiques et très encadrés que sont les coopérations administratives (voir analyse "contrôler et surveiller").
Mais d'autres types d'actions transnationales sont mises en œuvre, soit dans un cadre juridique transnational (les accords bilatéraux entre les Etats membres), soit dans des cadres définis directement entre les acteurs.
Certaines pratiques visent ainsi à passer d'une coopération ponctuelle à des stratégies plus structurées et plus opérationnelles :
- Mise en place de comités de pilotage opérationnels dans le cadre de la mise en œuvre de nombreux
accords bilatéraux de coopération
Accord bilatéral Portugal
Voir également la "bibliothèque des accords bilatéraux" disponible à l'onglet "Coopérer" sur le site EURODETACHEMENT.
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Réunions de coopérations multilatérales, qui s'organisent entre les autorités publiques du Luxembourg, de la Belgique, de la France, de la Pologne et du Portugal.
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Initiatives de coordination syndicales initiées par les Fédérations européennes, telles celles organisées par la FETBB (EFBWW) et de l'ETUI (cf. séminaires sur la “réalité du détachement” en juin 2012 à Bruxelles, sur "l'amélioration des conditions de santé et de sécurité des travailleurs migrants dans les secteurs de la construction et du bois" en juin 2013 à Zagreb).
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Pactes de jumelage, tel que celui conclu entre les syndicats hongrois Mesz et Padosz de la centrale de Paks et les syndicats de la centrale de l'EPR de Flamanville le 21 mars 2013.
le pacte de jumelage
D'autres visent à sensibiliser les acteurs de manière transnationale ou à les informer sur les cadres juridiques avec :
D'autres encore visent à
améliorer la coopération administrative pour qu'elle soit plus opérationnelle (échanges de fonctionnaires avec des périodes d'immersion au sein d'administrations "hôtes", contrôles coordonnées entre plusieurs administrations publiques, partage d'outils d'aide aux contrôle, réunions de bilan des coopérations mises en œuvre
Accords bilatéraux Luxembourg
Des projets européens :
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visent à formuler des préconisations comme le projet CIBELES qui a réuni neuf inspections du travail de Belgique, Malte, Hongrie, France, Autriche, Allemagne, Italie, Portugal et Espagne.
le projet CIBELES
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organisent des espaces d'échanges et de formations transnationaux comme le présent projet (10 pays impliqués) ou le précédent projet EURODETACHEMENT 2010-2011 impliquant les administrations du travail de six Etats membres en Europe (la Belgique, l'Espagne, la France, le Luxembourg, la Pologne, le Portugal)
EURODETACHEMENT
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Ces démarches favorisent les processus d'apprentissage transnationaux en développant le partage de la connaissance et de la compétence acquise
Les ateliers de travail transnationaux réalisés au cours du projet ont permis aux participants de tirer quelques "fils directeurs" permettant de mieux cerner les freins, les leviers de ces pratiques émergentes, et de dégager modestement quelques repères méthodologiques offerts par les "cas" analysés en groupes de travail.
Un processus d'apprentissage se développe dans le domaine du détachement dont on peut aujourd'hui repérer quelques étapes qui ne déploient pas de manière linéaire mais le plus souvent simultanément.
La particularité de ce processus est que chaque acteur détient une partie de la connaissance et de la compétence (attachée à son territoire) et que les savoir-faire se construisent comme un puzzle, en mutualisant les savoirs des parties prenantes de chaque Etat membre.
Le point de départ consiste en une "prise de conscience" par les acteurs que sur ces situations, ils ne peuvent agir seuls au plan national.
Cette prise de conscience émerge lentement mais la démarche que nous conduisons avec les projets EURODETACHEMENT depuis 2010 nous permet de mesurer qu'elle évolue néanmoins de manière significative pour les autorités publiques et les partenaires sociaux impliqués dans le domaine du détachement, ou plus largement de la lutte contre les fraudes.
La compréhension de cette "interdépendance" passe par un examen parfois difficile de l'impact des actions conduites afin d'en repérer les failles et les limites (besoin d'anticipation sur les grosses opérations , difficulté à cerner une situation complexe, interventions de différents acteurs non coordonnées, demande d'information d'une autorité publique incomprise par l'autorité sollicitée, action pénale ou civile non suivie d'effet, divergence sur l'interprétation juridique d'une situation, impossibilité d'effectuer des investigations pour une autorité requise, etc…).
Le "regard réflexif" construit à partir du retour d'expérience permet, lorsqu'il s'appuie sur des cas concrets, de repérer "ce qui pose problème", dans les interactions entre les acteurs de part et d'autres des frontières.
Cette démarche conjointe, orientée sur la résolution des problèmes, favorise un travail de comparaison des cadres juridiques (en terme de droit comparé), des organisations respectives, des rôles et compétences, des outils juridiques, des modalités d'action, des méthodes d'investigation.
Elle implique un effort d'appropriation des notions juridiques de "l'autre", du sens des mots et des termes qu'il utilise pour rendre compte des situations, les décrire, expliquer l'action conduite, sa finalité, ses objectifs et les moyens mis en œuvre.
S'élabore petit à petit une compréhension mutuelle des logiques d'action spécifiques de chaque partenaire, mais aussi plus largement une compréhension réciproque des enjeux économiques et sociaux nationaux propres à chaque Etat membre attachés aux domaines étudiés.
Une "connaissance mutualisée, partageable, un corpus de connaissance " peut ainsi se construire progressivement dans ces interactions, qui permet à chaque acteur impliqué d'acquérir une meilleure compréhension du contexte transnational dans lequel il agit, et la diversité des situations dans lesquelles il est impliqué.
Cet apprentissage transnational lui permet d'adapter ses propres pratiques et de les articuler en complémentarité avec les moyens dont disposent les autres acteurs.
Peuvent alors se construire des espaces de confiance propices pour repérer des marges de manœuvre, partager des informations, des données, et développer des collaborations qui s'inscrivent de manière de plus en plus élaborées et dans la durée.
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Quel impact sur les systèmes d'acteurs en présence et sur leur capacité à améliorer l'effectivité de la Directive ?
Si le projet a permis de mesurer que l'évolution de ces pratiques adaptées à ce nouveau cadre de référence était déjà à l'œuvre, elles demeurent néanmoins fragiles.
"L'agir transnational" dans le domaine du détachement reste encore embryonnaire.
Tout l'enjeu des années à venir va se jouer dans la capacité des organisations collectives, que ce soit celles des autorités publiques ou celles des partenaires sociaux à intégrer cette dimension transnationale, à mesurer l'impact de leurs nouvelles manières d'agir, à diffuser et s'approprier les acquis de ces expériences.
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